
Contrairement à une idée reçue, la crise du discours de gauche ne vient pas d’un manque de bonnes propositions, mais de l’abandon stratégique d’un récit d’avenir mobilisateur au profit d’une posture technique et défensive.
- La droite a méthodiquement construit une hégémonie culturelle en investissant le champ des médias et des idées pour imposer son propre cadre narratif.
- Avoir raison sur le fond ne suffit pas : sans un récit puissant qui incarne des valeurs et suscite l’émotion, le message politique reste inaudible et perd la bataille culturelle.
Recommandation : Pour regagner en pertinence, la gauche doit cesser de subir le débat et construire activement un récit d’émancipation offensif, articulant une critique du présent et une vision désirable du futur.
Le constat est partagé par de nombreux militants et sympathisants de gauche : le discours peine à convaincre, les idées semblent ne plus infuser dans la société et la droite, y compris la plus radicale, impose ses thèmes et son vocabulaire dans le débat public. Un sentiment d’impuissance domine, celui d’avoir raison sur le fond, de posséder les bons diagnostics et les solutions techniques, mais de perdre inexorablement la « bataille culturelle ». Les débats internes s’enlisent souvent dans des querelles tactiques sur l’union ou des ajustements programmatiques, sans jamais réellement questionner l’essentiel : la nature et la force du récit proposé.
Face à cette situation, la tentation est grande de se réfugier dans une posture défensive, de se contenter de démonter les arguments adverses ou de se présenter comme le camp de la raison face à l’irrationalité. C’est l’éternelle erreur du « premier de la classe », qui croit que la justesse de son analyse suffira à emporter l’adhésion. Mais si la véritable clé n’était pas dans la multiplication des propositions techniques, mais dans la reconstruction d’un fil narratif puissant et désirable ? Et si, pour retrouver une voix qui porte, la gauche devait se réapproprier une arme qu’elle a délaissée : l’utopie ?
Cet article propose un mode d’emploi stratégique. Il ne s’agit pas de fournir un programme clé en main, mais d’offrir une méthode pour (re)penser la construction du message politique. Nous analyserons d’abord comment la gauche s’est elle-même privée de son principal carburant narratif, avant de décortiquer la stratégie gagnante de la droite. Nous verrons ensuite comment articuler un discours qui parle à toutes les composantes de la société, pour enfin dessiner les contours d’un nouveau récit de l’émancipation, offensif et adapté à notre temps.
Pour vous guider dans cette analyse stratégique, voici les grandes étapes de notre réflexion. Chaque partie est conçue comme un élément du manuel pour rebâtir un discours de gauche audible et victorieux.
Sommaire : Reconstruire le grand récit de la gauche : analyse et stratégie
- « Il n’y a pas d’alternative » : comment la gauche s’est piégée en abandonnant l’utopie
- Comment la droite a réussi à imposer son récit : anatomie d’une hégémonie culturelle
- Pourquoi avoir raison ne suffit pas : l’erreur fatale des « premiers de la classe » en politique
- Le grand écart : comment la gauche peut-elle parler à la fois au prof d’université et à l’ouvrier ?
- « La force tranquille », « Le changement, c’est maintenant » : qu’est-ce qui fait un bon slogan de gauche ?
- La liberté selon la droite contre l’émancipation selon la gauche : deux visions du monde qui s’opposent
- Le mythe du « déclin » : comment les réactionnaires ont toujours combattu le progrès social au nom d’un âge d’or imaginaire
- Récit de l’émancipation
« Il n’y a pas d’alternative » : comment la gauche s’est piégée en abandonnant l’utopie
L’une des plus grandes victoires idéologiques du néolibéralisme fut d’imposer l’idée qu’il n’existait « pas d’alternative » (le fameux TINA de Margaret Thatcher). Plus grave encore, une partie de la gauche a fini par intégrer ce postulat, se cantonnant à un rôle de gestionnaire raisonnable du système existant plutôt que de proposer un horizon radicalement différent. Le « tournant de la rigueur » de 1983 en France est souvent cité comme l’acte fondateur de ce renoncement. Face aux pressions économiques et à trois dévaluations en moins de deux ans, le gouvernement socialiste de l’époque a choisi de rester dans le Système Monétaire Européen (SME), abandonnant de fait les pans les plus ambitieux de son programme de rupture.
Ce ne fut pas une simple décision technique, mais un choix politique lourd de conséquences symboliques. Comme le souligne Neil Warner, doctorant à la London School of Economics, une autre voie était possible :
Si Mitterrand et ses alliés avaient décidé de quitter le SME, ils auraient pu entraîner la France (et peut-être le reste de l’Europe) sur une voie socio-économique très différente
– Neil Warner, Doctorant à la London School of Economics
En choisissant la « rigueur », la gauche gouvernementale a implicitement validé le cadre économique et idéologique de ses adversaires. Elle a troqué le récit de la transformation sociale contre celui de la bonne gestion. Cet abandon de l’utopie mobilisatrice a laissé un vide narratif béant, privant la gauche de son principal carburant : la capacité à projeter la société vers un futur désirable et radicalement meilleur.
Étude de Cas : Le plan de rigueur de mars 1983
Annoncé par le ministre de l’Économie Jacques Delors, le plan de 1983 incarnait concrètement ce renoncement. Il se traduisait par des mesures impopulaires comme l’augmentation des taxes sur les carburants, l’alcool et le tabac, et une limitation des devises pour les voyages à l’étranger. Symboliquement, le rêve de « changer la vie » se heurtait à la dure réalité d’un carnet de change. Ce choix a marqué une rupture durable dans la capacité de la gauche à incarner une alternative crédible au modèle dominant.
Comment la droite a réussi à imposer son récit : anatomie d’une hégémonie culturelle
Pendant que la gauche abandonnait le terrain de l’utopie, la droite, et notamment ses franges les plus conservatrices et libérales, a compris que le pouvoir politique se gagnait d’abord dans les esprits. Elle a appliqué avec méthode le concept d’hégémonie culturelle, théorisé par Antonio Gramsci : l’idée que la classe dominante maintient son pouvoir non seulement par la force, mais en diffusant ses propres valeurs et sa vision du monde jusqu’à ce qu’elles soient perçues comme le « bon sens » universel. Pour ce faire, elle a massivement investi le champ des médias, de l’édition et des « think tanks ».
Cette stratégie n’est pas un accident, mais le fruit d’un projet concerté. Comme le résume une enquête de l’Observatoire des multinationales sur le système Bolloré, l’objectif est clair :
C’est une véritable « machine de guerre » culturelle qui a ainsi été créée et qui est aujourd’hui, pour partie, mise au service de l’extrême-droite
– Observatoire des multinationales, Enquête sur le système Bolloré
Cette machine ne se contente pas de diffuser des opinions ; elle fabrique un cadre narratif complet. Elle définit les thèmes légitimes (immigration, insécurité, identité) et ceux qui ne le sont pas (justice sociale, partage des richesses). Elle impose son vocabulaire (« assistanat » vs « solidarité »), ses personnages (l’entrepreneur méritant vs le fonctionnaire) et sa trame narrative (le déclin national face à un âge d’or imaginaire). Le but est de rendre les idées de gauche non seulement fausses, mais impensables, car situées en dehors du cadre de « bon sens ».

Étude de Cas : La transformation d’i-Télé en CNews
L’exemple de la chaîne i-Télé, devenue CNews, est emblématique. Suite à une grève historique et au départ de la majorité de sa rédaction, la chaîne s’est transformée en un média d’opinion à bas coût, accueillant systématiquement les éditorialistes les plus radicaux. L’arrivée d’Eric Zemmour en 2019 a marqué un tournant, légitimant et popularisant des thèses d’extrême droite. Le succès d’audience qui a suivi cette radicalisation prouve l’efficacité de cette stratégie : créer une offre idéologique claire qui répond à une demande et, ce faisant, déplace l’ensemble du spectre médiatique et politique vers la droite.
Pourquoi avoir raison ne suffit pas : l’erreur fatale des « premiers de la classe » en politique
Face à la machine narrative de la droite, la gauche a souvent commis une erreur stratégique majeure : celle de croire que la rationalité, les faits et la justesse technique de ses propositions suffiraient à convaincre. C’est l’illusion du « premier de la classe », persuadé qu’une démonstration impeccable emporte mécaniquement l’adhésion. Or, en politique, les décisions des électeurs sont bien plus influencées par les cadres narratifs, les émotions et le sentiment d’appartenance que par une analyse froide des programmes. Avoir raison dans un débat que personne n’écoute ou dont les règles ont été fixées par l’adversaire est une victoire stérile.
Le retour de bâton politique qui a suivi le tournant de la rigueur de 1983 en est une illustration parfaite. Sur le papier, le gouvernement socialiste avait « raison » de vouloir stabiliser l’économie et d’éviter une crise financière majeure. Mais politiquement, ce discours technique et restrictif était inaudible et perçu comme une trahison de la promesse de « changer la vie ». La sanction électorale fut immédiate et brutale. Les élections municipales de mars 1983 se sont soldées par une déroute, avec la perte de 31 grandes villes par la gauche.
Cette défaite démontre un principe fondamental de la communication politique : un message n’est pas jugé sur sa seule pertinence technique, mais sur sa cohérence avec le récit global porté par le camp qui l’émet. En abandonnant son récit de rupture, la gauche s’est retrouvée à défendre une politique de droite avec des arguments de gauche, une position intenable et illisible pour son électorat. L’électorat ne vote pas pour un tableur Excel, mais pour une vision du monde, une promesse, un espoir. Quand le récit se brise, la confiance s’évapore, même si les chiffres donnent « raison » au pouvoir en place.
L’enjeu n’est donc pas d’arrêter d’être rigoureux ou compétent, mais de comprendre que la technique doit être au service d’un récit, et non l’inverse. Le rôle de la politique n’est pas seulement de gérer, mais d’inspirer. Sans ce souffle, sans cette capacité à inscrire les mesures concrètes dans une histoire plus grande qui donne du sens à l’action collective, la gauche est condamnée à n’être perçue que comme une variante austère du camp d’en face.
Le grand écart : comment la gauche peut-elle parler à la fois au prof d’université et à l’ouvrier ?
C’est l’un des dilemmes les plus douloureux et les plus persistants pour la gauche contemporaine. Historiquement, elle était le point de jonction entre les avant-gardes intellectuelles et les classes populaires. Aujourd’hui, ces deux mondes semblent souvent s’ignorer, voire se regarder avec méfiance. Le langage, les références culturelles et les priorités perçues divergent, créant une fracture qui paralyse le discours. La gauche est accusée d’être devenue trop « bourgeoise », trop déconnectée des préoccupations matérielles, et de s’enfermer dans un jargon inaccessible au plus grand nombre. Cette perception est une arme redoutable pour ses adversaires.
Cette fracture est parfois verbalisée par les acteurs mêmes du champ médiatique de gauche, comme le youtubeur et chroniqueur Usul, qui jette un regard lucide sur le milieu dans lequel il évolue :
Mediapart, c’est la gauche sérieuse, mais quand même bourgeoise. C’est normal vu les études qu’ils ont faites. Ce n’est pas rempli de gens comme moi à Mediapart
La solution ne réside pas dans l’appauvrissement du discours ou dans un populisme caricatural. Elle se trouve dans la construction d’un récit-cadre commun, suffisamment puissant et universel pour que différentes communautés puissent s’y reconnaître, tout en utilisant des déclinaisons de langage et des points d’entrée spécifiques à chaque public. Il ne s’agit pas d’avoir un seul discours monolithique, mais de construire un « récit archipel » : un noyau de valeurs et une vision commune (l’émancipation, la justice, l’écologie) qui se manifeste à travers différentes îles de langage et de culture. C’est l’art de parler de la même destination avec des cartes routières différentes.
Étude de Cas : L’émission « Ouvrez les guillemets » comme pont culturel
L’émission « Ouvrez les guillemets », produite par Mediapart et mettant en scène des chroniqueurs issus de la culture YouTube comme Usul, est une tentative intéressante de créer ce pont. Comme l’analyse un mémoire universitaire sur le sujet, le succès de la démarche repose sur l’identification du public à des personnalités qui maîtrisent les codes de la plateforme, plutôt qu’au média lui-même. C’est une stratégie de « traduction » : le fond exigeant de l’analyse politique est rendu accessible et engageant en adoptant la forme et le ton d’une culture médiatique différente, créant ainsi un lien entre deux univers qui, autrement, ne se croiseraient pas.
« La force tranquille », « Le changement, c’est maintenant » : qu’est-ce qui fait un bon slogan de gauche ?
Le slogan est la pointe émergée de l’iceberg narratif. Il n’est pas qu’une simple formule publicitaire ; lorsqu’il est réussi, il encapsule en quelques mots l’essence du récit politique proposé. « La force tranquille » de François Mitterrand en 1981 n’était pas qu’un slogan, c’était la promesse d’une rupture maîtrisée, d’un changement profond sans le chaos. Il incarnait un récit. À l’inverse, « Le changement, c’est maintenant » de François Hollande en 2012, bien que victorieux, portait en germe la déception future : il fixait une temporalité (« maintenant ») impossible à tenir sans un récit de transformation puissant pour l’accompagner. Une fois le « maintenant » passé, le slogan s’est retourné contre son auteur.
Un bon slogan de gauche ne se contente pas de promettre une amélioration matérielle. Il doit puiser sa force dans le récit d’émancipation. Il doit évoquer une libération, un progrès, une conquête de nouveaux droits. Il est la verbalisation d’une utopie mobilisatrice. C’est ce qui distingue un slogan technocratique (« Pour une France plus juste ») d’un slogan qui fait l’histoire. Le tournant de la rigueur de 1983 a non seulement brisé le programme, mais aussi la capacité à produire ce type de slogan porteur d’espoir. La défaite qui a suivi aux législatives de 1986, où la gauche a rassemblé 40,8% contre 43% à la droite, est aussi la conséquence de cette panne narrative.
Dans ses mémoires, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre, a utilisé une formule saisissante pour décrire la portée historique de ce moment :
Comme les ides de mars au cours desquelles Jules César fut assassiné, le tournant de mars 1983 marque un basculement de l’histoire de la gauche et peut-être de la France elle-même
– Jean-Pierre Chevènement, Mémoires récents
Cette citation illustre bien la dimension dramatique et historique de ce renoncement. Un bon récit, et le slogan qui le résume, doit posséder cette capacité à donner une profondeur historique et un sens à l’action présente. Il doit connecter les luttes d’hier, les défis d’aujourd’hui et les espoirs de demain.
Votre plan d’action pour un slogan percutant
- Identifier le noyau du récit : Quel est le cœur de votre vision ? L’émancipation, la justice, la protection, le progrès ? Le slogan doit en être le distillat pur.
- Incarner une vision, pas une mesure : Évitez les slogans programmatiques (« Plus de pouvoir d’achat »). Visez une émotion, une direction (« Les jours heureux », « La force tranquille »).
- Confronter le cadre adverse : Un bon slogan redéfinit le débat. S’ils parlent de « liberté » (individuelle), répondez par « émancipation » (collective). Ne jouez pas sur leur terrain.
- Tester la mémorabilité et l’appropriation : Le slogan est-il simple, rythmé ? Peut-il être repris, scandé, transformé en hashtag ? Il doit devenir un bien commun militant.
- Vérifier la cohérence à long terme : Le slogan survivra-t-il à l’élection ? Est-il une promesse tenable qui peut guider une action politique sur la durée, ou un simple artifice de campagne ?
La liberté selon la droite contre l’émancipation selon la gauche : deux visions du monde qui s’opposent
Au cœur de la bataille culturelle se trouve une guerre des mots, et certains mots sont plus stratégiques que d’autres. Le mot « liberté » en est l’exemple parfait. La droite libérale et conservatrice a brillamment réussi à capturer ce concept pour en faire le synonyme de la liberté individuelle face à l’État. Dans ce cadre narratif, la liberté, c’est moins d’impôts, moins de régulations, moins de services publics. L’État et la collectivité sont présentés comme des freins à l’épanouissement individuel. Chaque fois que la gauche accepte de débattre sur ce terrain, elle a déjà perdu, car elle est forcée de se justifier de vouloir « limiter » cette liberté.
La réponse stratégique de la gauche ne peut pas être de contester la valeur de la liberté, mais de lui opposer son propre concept, plus riche et plus puissant : l’émancipation. L’émancipation est une liberté concrète, réelle, et non seulement formelle. C’est la liberté *par* la collectivité et non *contre* elle. C’est la capacité pour chacun de s’accomplir, libéré des déterminismes sociaux, économiques et culturels. Cette émancipation n’est possible que grâce aux services publics (éducation, santé), au droit du travail, à la sécurité sociale et à la redistribution des richesses. Le service public n’est plus une contrainte, mais l’outil de notre liberté collective.

Ce combat pour imposer un cadre sémantique est au cœur de ce que certains acteurs, comme le journaliste Loup Espargilière, appellent le « combat civilisationnel » mené par une partie du patronat.
Les riches hommes d’affaires Charles Beigbeder, Pierre-Edouard Stérin et Vincent Bolloré, partisans de longue date d’une union entre droite «républicaine» et extrême, investissent à tour de bras dans les médias : ils mènent un «combat civilisationnel», des mots de Bolloré, pour conquérir l’hégémonie culturelle. Ils sont en train d’y parvenir
– Loup Espargilière, Journaliste pour Mediapart
Refuser le cadre de l’adversaire et imposer le sien est la première étape pour reprendre l’offensive. Cesser de parler de « charges sociales » pour parler de « cotisations sociales », de « niche fiscale » pour parler de « privilège fiscal », d' »assistanat » pour parler de « solidarité ». Et surtout, opposer à leur vision étriquée de la liberté, le projet universel et puissant de l’émancipation humaine. C’est un combat sémantique qui est en réalité un combat pour une vision du monde.
Le mythe du « déclin » : comment les réactionnaires ont toujours combattu le progrès social au nom d’un âge d’or imaginaire
L’un des récits les plus puissants et les plus constants du camp réactionnaire est celui du « déclin ». Qu’il soit moral, culturel, ou national, ce récit postule l’existence d’un âge d’or révolu, un paradis perdu de pureté et d’ordre, que le progrès social serait venu corrompre. Cette rhétorique n’est pas nouvelle ; elle a été utilisée à chaque grande avancée sociale pour s’opposer au droit de vote des femmes, à la décolonisation, aux droits des personnes LGBT+ ou à la protection de l’environnement. Le « déclin » est l’arme narrative de ceux qui veulent arrêter l’histoire, voire la remonter.
Aujourd’hui, ce mythe est réactivé avec une force nouvelle par les médias d’opinion qui ont construit leur succès sur cette nostalgie anxiogène. En France, des concepts conspirationnistes comme celui du « grand remplacement » ont été sortis de la marge pour être installés au cœur du débat public, malgré leur caractère infondé et dangereux. Cette stratégie vise à transformer une angoisse diffuse en une certitude politique, en désignant des boucs émissaires (les immigrés, les musulmans, les « élites cosmopolites ») comme responsables du déclin fantasmé.
Étude de Cas : La légitimation du « grand remplacement » sur CNews
Alors que le concept était largement rejeté par les médias traditionnels, notamment après son invocation par le terroriste de Christchurch, l’expression « grand remplacement » a été réinstallée dans l’espace médiatique suite à l’invitation de son théoricien, Renaud Camus, sur CNews en octobre 2021. Cet événement n’est pas anodin : il marque une étape clé dans la normalisation d’une idéologie d’extrême droite, en lui offrant une tribune et une légitimité qu’elle n’avait pas auparavant.
Face à ce récit du déclin, la gauche ne peut se contenter de le démentir factuellement. Elle doit lui opposer un récit du progrès, non pas comme une marche linéaire et naïve vers un avenir radieux, mais comme une histoire de luttes, de conquêtes et d’émancipations successives. L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, mais une suite de combats pour arracher de nouveaux droits et plus de dignité. Ce récit du progrès reconnaît les difficultés du présent, non pas comme les signes d’un déclin, mais comme les défis à surmonter pour la prochaine étape de l’émancipation. Il remplace la nostalgie par l’espoir, et la peur par le désir d’avenir. D’ailleurs, même les régulateurs tentent de poser des limites, comme lorsque l’Arcom a condamné CNews à une amende de 50 000 euros en mai 2024 pour des propos islamophobes, bien que l’impact de telles sanctions reste limité.
À retenir
- La crise du discours de gauche est avant tout une crise narrative, née de l’abandon d’un projet de transformation sociale (l’utopie) au profit d’une posture de gestionnaire.
- La droite a conquis une hégémonie culturelle via une stratégie méthodique d’investissement dans les médias pour imposer son cadre de pensée, ses thèmes et son vocabulaire.
- La reconquête ne peut être que stratégique : elle impose de refuser le cadre de l’adversaire (liberté vs émancipation, déclin vs progrès) et de construire un récit offensif qui redonne un horizon désirable.
Récit de l’émancipation
Après avoir analysé les erreurs du passé et les stratégies de l’adversaire, il est temps de dessiner les contours d’un nouveau récit porteur pour la gauche : le récit de l’émancipation. Ce n’est pas un retour au passé, mais une actualisation du projet historique de la gauche face aux défis du XXIe siècle : la crise écologique, la révolution numérique, la montée des inégalités et le retour des nationalismes. Ce récit doit être offensif, désirable et capable de fédérer au-delà des cercles convaincus. Il repose sur l’idée simple que l’objectif de la politique est de permettre à chaque être humain de se libérer des assignations et des dominations pour pouvoir choisir sa vie.
Ce récit se décline sur plusieurs axes. L’émancipation écologique, qui consiste à nous libérer de notre dépendance à un modèle productiviste qui détruit la planète et notre avenir. L’émancipation sociale, par le renforcement des services publics, du droit du travail et d’une fiscalité juste pour nous libérer de la précarité et des inégalités. L’émancipation démocratique, pour nous libérer de la concentration des pouvoirs économiques et médiatiques qui confisquent le débat public, à l’image du groupe Bolloré dont le chiffre d’affaires de 13,7 milliards d’euros en 2023 illustre la puissance démesurée. Ce faisant, la gauche se retrouve souvent acculée à un rôle paradoxal, comme le décrit le Professeur François Jost.
Les médias Bolloré réussissent à imposer leur narratif. On se retrouve à devoir défendre des médias pondérés accusés par des médias politisés et qui ne respectent aucune règle
– François Jost, Professeur émérite en sciences de l’information et de la communication
Construire ce récit, c’est avant tout un travail intellectuel et militant. C’est articuler ces différentes émancipations en une vision cohérente du futur, une utopie concrète. C’est transformer des concepts en histoires, des propositions en émotions. Le récit de l’émancipation est l’antidote au récit du déclin. Il ne nie pas les difficultés, mais il les transforme en combats à mener, en conquêtes à réaliser. Il ne regarde pas avec nostalgie un passé idéalisé, mais se projette avec détermination vers un avenir à construire collectivement.

Il est temps de passer de la réaction à l’offensive narrative. Il ne suffit plus de dénoncer, il faut proposer. Analysez les cadres narratifs de vos adversaires, déconstruisez-les méthodiquement, et, surtout, travaillez collectivement à l’élaboration et à la diffusion de votre propre récit d’émancipation. C’est à cette condition que la gauche retrouvera une voix qui porte, une vision qui rassemble et, enfin, le chemin de la victoire culturelle et politique.