Publié le 15 mars 2024

La perte de souveraineté économique de la France n’est pas une nostalgie protectionniste, mais une question de survie dans une guerre économique où le pays a trop longtemps été une cible passive.

  • Nos fleurons industriels ont été démantelés par des mécanismes juridiques offensifs utilisés comme des armes.
  • Nos technologies d’avenir (batteries, puces) et nos données numériques sont sous le contrôle de puissances étrangères.
  • La prise de conscience est tardive mais réelle : la reconquête des capacités de production essentielles est enclenchée, mais la bataille est loin d’être gagnée.

Recommandation : La reconquête de notre destin passe par une lucidité stratégique, la protection ciblée de nos actifs vitaux et une coopération européenne offensive pour faire face aux blocs américain et chinois.

Les rayons de supermarchés vides au début de la crise du Covid-19, la flambée des prix de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine… Ces chocs ont révélé une vérité brutale que beaucoup préféraient ignorer : notre dépendance. Pour le citoyen, la mondialisation heureuse a soudainement montré un visage inquiétant, celui d’une vulnérabilité concrète, touchant à l’essentiel. Face à ce constat, une réponse simpliste a émergé : « il faut tout relocaliser ». Mais ce slogan, aussi séduisant soit-il, masque la complexité d’un enjeu bien plus profond.

Le débat sur la souveraineté économique n’est pas une simple discussion sur le « Made in France ». Il s’agit d’une question de puissance, de sécurité et, en fin de compte, de liberté. La perte de notre souveraineté n’est pas un accident, le fruit malheureux du libre-échange. C’est le résultat d’une guerre économique silencieuse, menée avec des armes non-conventionnelles : le droit, la norme, l’information et le contrôle des ressources critiques. Dans cette guerre, la naïveté est une faute stratégique, et la France l’a commise pendant des décennies.

Cet article n’est pas un réquisitoire nostalgique. C’est une alerte, un décryptage sans concession des mécanismes qui ont affaibli le pays. Nous allons disséquer les batailles perdues, analyser les fronts actuels sur lesquels notre avenir se joue, et esquisser les stratégies indispensables pour reprendre l’initiative. Car la véritable souveraineté ne consiste pas à vivre en autarcie, mais à posséder les clés de son propre destin en maîtrisant les leviers de dépendance que nos concurrents et adversaires exploitent contre nous.

Cet article décrypte les différentes facettes de cet enjeu capital. En analysant les erreurs du passé et les défis présents, il dessine les contours d’une stratégie de reconquête possible, à la fois nationale et européenne.

Vente d’Alstom, de Technip, des Chantiers de l’Atlantique : comment la France a bradé ses fleurons industriels

Le cas Alstom est l’archétype de la guerre économique menée contre la France et de sa naïveté stratégique. Il ne s’agit pas d’un simple rachat, mais d’une opération de démantèlement orchestrée via l’arme du droit américain. En utilisant l’extraterritorialité de ses lois anticorruption (le FCPA), le Département de la Justice américain a mis l’entreprise sous une pression insoutenable, aboutissant à une amende record et à la vente de sa branche Énergie, la plus stratégique, à son concurrent direct General Electric. Le résultat fut une perte de contrôle sur la maintenance des turbines de nos centrales nucléaires et, selon une enquête, la destruction de 4 à 5000 emplois en seulement sept ans.

Étude de cas : L’affaire Alstom, une leçon de guerre juridique

L’enchaînement est un cas d’école. D’abord, une amende de 772 millions de dollars infligée par la justice américaine. Ensuite, la vente forcée du pôle Énergie à General Electric. Aujourd’hui, les conséquences continuent : la revente de l’entité nucléaire (Steam Power) d’origine française par GE à EDF est bloquée, en partie à cause des sanctions américaines sur le nucléaire civil russe, plaçant la France dans un conflit de lois. Cet exemple illustre comment le droit est utilisé comme une arme pour affaiblir un concurrent et s’emparer de ses actifs stratégiques.

Alstom n’est pas un cas isolé. Technip, fleuron de l’ingénierie pétrolière, a fusionné avec l’américain FMC Technologies. Les Chantiers de l’Atlantique, derniers grands chantiers navals civils français, ont failli passer sous pavillon italien avant que l’État n’intervienne in extremis. Chaque vente représente une perte de centres de décision, de savoir-faire et de potentiel d’innovation. Comme le résumait crûment un ancien ministre de l’Économie, la situation est absurde.

Arnaud Montebourg, dans un discours à Rexecode sur la souveraineté industrielle, alertait déjà avec des mots forts :

Nous finançons par notre épargne, notre travail, le rachat de notre économie par les autres. Cela ne sera pas possible.

– Arnaud Montebourg, Discours à Rexecode

Ces épisodes ne sont pas des faits divers économiques ; ils sont les symptômes d’une vulnérabilité systémique face à des stratégies de prédation parfaitement huilées.

La guerre des métaux rares a commencé : comment la Chine nous tient par les batteries et les puces électroniques

Si le XXe siècle fut celui du pétrole, le XXIe siècle est celui des métaux critiques. Lithium, cobalt, nickel, terres rares… ces noms, autrefois réservés aux spécialistes, sont devenus les nerfs de la guerre pour la transition énergétique et la révolution numérique. Ils sont indispensables à la fabrication des batteries de voitures électriques, des puces électroniques, des éoliennes et de toute la haute technologie. Or, sur ce front, l’Europe et la France sont dans une situation de dépendance critique, principalement vis-à-vis de la Chine.

Vue macro d'échantillons de minerai de lithium avec textures cristallines

Pékin a méthodiquement construit une position quasi monopolistique, non pas tant sur l’extraction que sur le raffinage et la transformation de ces métaux. C’est une stratégie brillante : laisser les autres extraire le minerai brut et contrôler l’étape à plus forte valeur ajoutée, celle qui crée le véritable levier de dépendance. L’enjeu est colossal, notamment pour notre industrie automobile en pleine conversion : la batterie représente jusqu’à 40% de la valeur d’un véhicule électrique. Une rupture d’approvisionnement en lithium ou en cobalt mettrait à l’arrêt des pans entiers de notre économie.

Consciente du danger, l’Union Européenne a commencé à réagir. Le « Critical Raw Materials Act » (CRMA) vise à cartographier les dépendances et à soutenir des projets sur le sol européen. Plusieurs initiatives voient le jour en France, comme les projets d’extraction de lithium dans l’Allier et en Alsace. L’avertissement du commissaire européen Stéphane Séjourné est clair : « Le lithium chinois ne peut pas devenir le gaz russe de demain ». La course est lancée pour construire une filière européenne, de la mine à la batterie, mais le retard à combler est immense.

Cette nouvelle guerre des ressources n’est pas une perspective lointaine ; elle est déjà là et ses conséquences se feront sentir sur le prix de nos voitures, la disponibilité de nos téléphones et notre capacité à atteindre nos objectifs climatiques.

Vos données sont-elles en sécurité ? Pourquoi le « cloud » et la 5G sont des enjeux de souveraineté nationale

La bataille pour la souveraineté ne se joue pas uniquement dans les mines ou les usines, mais aussi dans le monde invisible des données. Le « cloud » (informatique en nuage) est devenu l’infrastructure de base de l’économie moderne. Nos entreprises, nos administrations, et même nos services de santé y stockent leurs informations les plus sensibles. Or, ce « nuage » a une géographie bien réelle : il est massivement dominé par les géants américains Amazon (AWS), Microsoft (Azure) et Google (GCP). Le constat est alarmant : plus de 71% des entreprises françaises préfèrent ces solutions américaines.

Cette situation crée une vulnérabilité juridique majeure à cause du Cloud Act américain. Cette loi permet aux autorités américaines d’exiger l’accès aux données stockées par les entreprises américaines, où que ces données se trouvent dans le monde, y compris en France. Cette loi entre en collision frontale avec le RGPD européen, qui est censé protéger nos données. C’est un conflit de normes où, dans la pratique, la loi américaine peut primer, transformant nos données en une ressource accessible pour des raisons de « sécurité nationale » américaine.

Le tableau suivant met en lumière l’opposition fondamentale entre ces deux logiques :

Cloud Act américain vs RGPD européen : un choc des souverainetés
Aspect RGPD (Europe) Cloud Act (USA)
Objectif principal Protection des données personnelles des citoyens européens Accès aux données pour la sécurité nationale américaine
Portée territoriale Application dans l’UE et pour les résidents européens Application extraterritoriale mondiale
Sanctions Jusqu’à 4% du chiffre d’affaires mondial Obligation légale pour les entreprises US

La 5G pose un problème similaire. Déployer une infrastructure critique dont les équipements sont fournis par des entreprises soumises à l’influence d’États étrangers (comme Huawei pour la Chine) expose le pays à des risques d’espionnage ou de sabotage de ses communications. La souveraineté numérique n’est donc pas un concept technique ; c’est la capacité à garantir la confidentialité et l’intégrité des informations qui font tourner le pays.

Perdre le contrôle de nos données et de nos réseaux, c’est perdre le contrôle de notre économie et, à terme, de notre démocratie.

Le patriotisme économique peut-il être de gauche ?

Dans l’imaginaire collectif, le patriotisme économique est souvent associé à la droite souverainiste. Pourtant, réduire cet enjeu à un clivage partisan est une erreur d’analyse profonde. La défense de l’outil industriel, la protection des emplois et la volonté de contrôler les chaînes de production pour garantir les biens essentiels sont des préoccupations qui transcendent largement les étiquettes politiques. L’histoire récente de la France en est la preuve.

Portrait d'ouvriers industriels français dans leur environnement de travail

L’exemple le plus marquant est celui d’Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif sous un gouvernement socialiste. Son volontarisme, parfois qualifié de « colbertisme », a placé la question de la souveraineté industrielle au cœur du débat public. Il a été l’un des premiers à s’opposer frontalement à la vente d’Alstom et à tenter de construire une solution alternative européenne, au nom de la préservation des emplois et du savoir-faire.

Étude de cas : L’action d’Arnaud Montebourg au Redressement productif

En tant que ministre de l’Économie, Arnaud Montebourg a incarné une forme de patriotisme économique de gauche. Son implication dans le dossier Alstom, où il a cherché à imposer un droit de regard de l’État et à favoriser une alliance avec l’allemand Siemens contre l’américain General Electric, illustre cette tentative de concilier politique industrielle et projet social. Bien que le résultat final n’ait pas été celui escompté, son action a marqué une rupture, signalant que la défense des intérêts économiques nationaux n’était plus le monopole d’un seul camp politique.

Cette approche trouve un écho dans une partie de la gauche qui voit dans la relocalisation et la production locale un moyen de lutter contre les dérives sociales et environnementales d’une mondialisation dérégulée. Il s’agit moins de nationalisme que de la recherche d’un modèle économique plus résilient, plus juste socialement et plus respectueux de l’environnement. Le patriotisme économique peut alors être vu comme un outil au service d’un projet de société, visant à redonner du sens au travail et à garantir l’accès de tous aux biens fondamentaux.

Ainsi, la question n’est pas de savoir si le patriotisme économique est de droite ou de gauche, mais de définir quel projet de société il sert.

Les outils de la puissance : comment l’État peut-il agir concrètement pour protéger notre économie ?

Face à la guerre économique, la prise de conscience ne suffit pas. L’État doit se doter d’un arsenal d’outils concrets pour passer de la défensive à une posture stratégique offensive. Il ne s’agit pas de revenir à un dirigisme étatique, mais d’agir en tant qu’État-stratège, capable d’identifier les menaces, de protéger ses actifs vitaux et d’orienter l’économie vers des objectifs de long terme. Plusieurs leviers d’action existent et doivent être renforcés.

Le premier outil est réglementaire. Le décret sur les Investissements Étrangers en France (IEF) permet à l’État de contrôler, et potentiellement de bloquer, le rachat d’entreprises françaises dans des secteurs jugés stratégiques (défense, énergie, santé, etc.). Cet outil, longtemps jugé timide, a été renforcé ces dernières années, mais son efficacité dépend de la volonté politique de l’utiliser avec fermeté. Il doit être complété par une veille d’intelligence économique active pour anticiper les tentatives de prise de contrôle hostiles.

Le deuxième levier est financier. La puissance publique peut agir via des investissements directs ou des garanties. La BPI (Banque Publique d’Investissement) joue un rôle crucial en finançant l’innovation, en soutenant les PME et en entrant au capital d’entreprises stratégiques pour les stabiliser et les protéger d’appétits étrangers. L’État peut aussi utiliser la commande publique comme un puissant levier pour favoriser les filières nationales et européennes, notamment dans les domaines de la tech et de la transition écologique.

Enfin, l’action doit être diplomatique et juridique. Il est impératif de porter le combat au niveau européen pour construire un rapport de force face aux États-Unis et à la Chine. Cela passe par la mise en place d’instruments de défense commerciale plus réactifs et par la promotion de normes et de standards européens pour éviter de subir ceux des autres. La souveraineté se gagne aussi en écrivant les règles du jeu international.

Plan d’action pour un audit de souveraineté stratégique

  1. Identification des actifs : Lister les entreprises, technologies et savoir-faire critiques pour la vie de la nation (santé, énergie, numérique, défense, alimentation).
  2. Cartographie des dépendances : Pour chaque actif, inventorier les fournisseurs clés pour les matières premières, les composants et les logiciels, et identifier leur nationalité.
  3. Analyse des vulnérabilités : Confronter la cartographie aux risques géopolitiques. Repérer les points de rupture potentiels (fournisseur unique, pays à risque).
  4. Évaluation des outils de protection : Vérifier si les actifs identifiés sont couverts par les dispositifs de contrôle (décret IEF) et si des plans de continuité d’activité existent.
  5. Définition d’un plan d’action : Pour chaque vulnérabilité critique, définir des actions correctrices : diversification des sources, soutien à une alternative nationale/européenne, stockage stratégique.

La reconquête de notre souveraineté n’est pas une option, mais un impératif de sécurité nationale qui exige une mobilisation de tous les instruments de la puissance publique.

Pourquoi la France seule ne peut rien contre Google ou l’évasion fiscale : l’argument massue pour la souveraineté européenne

L’illusion d’une souveraineté purement nationale à l’heure des géants du numérique et des multinationales aux stratégies d’optimisation fiscale planétaires est un piège dangereux. Face à des acteurs dont la capitalisation boursière dépasse le PIB de nombreux États, la France, seule, ne pèse pas assez lourd. Tenter de réguler Google, d’imposer une fiscalité juste à Amazon ou de négocier d’égal à égal avec la Chine pour l’accès aux métaux rares est une bataille perdue d’avance. Le constat est simple : l’échelle pertinente pour la reconquête de la souveraineté est l’Europe.

C’est au niveau de l’Union européenne que se trouve la masse critique nécessaire pour établir un rapport de force. Le RGPD, malgré ses limites, en est la parfaite illustration : en créant un marché de 450 millions de consommateurs sous une règle unique de protection des données, l’UE a contraint les GAFAM à s’adapter et a créé un standard mondial. De même, les enquêtes pour abus de position dominante menées par la Commission européenne contre Microsoft ou Google ont abouti à des amendes de plusieurs milliards d’euros, chose qu’aucun État membre n’aurait pu accomplir seul.

Cette logique s’applique à tous les fronts de la guerre économique. Pour la transition énergétique, l’UE a mis en place le « Critical Raw Materials Act », qui identifie 47 projets prioritaires, dont 8 en France, pour développer l’extraction, le traitement et le recyclage de matériaux stratégiques. L’objectif est de créer des « Airbus » des batteries, des puces ou de l’hydrogène, en mutualisant les forces et les investissements pour rivaliser avec la Chine et les États-Unis.

La souveraineté européenne n’est pas la négation des souverainetés nationales, mais leur condition de survie. Elle consiste à déléguer de la puissance à un échelon supérieur pour être capable d’agir là où l’échelle nationale est devenue impuissante. C’est un choix de lucidité : dans un monde de blocs, l’isolement est un suicide stratégique.

Refuser la souveraineté européenne au nom d’une souveraineté nationale fantasmée, c’est se condamner à subir les règles édictées par les autres grandes puissances.

Médicaments, batteries, puces électroniques : la liste des productions qu’il faut absolument relocaliser pour notre sécurité

La prise de conscience des dépendances critiques impose de faire des choix. L’idée de tout relocaliser est une chimère économique. La véritable stratégie consiste à identifier les productions dont l’absence mettrait en péril la vie de la nation ou son avenir technologique, et de concentrer les efforts sur celles-ci. La crise du Covid a été un électrochoc, révélant notre incapacité à produire des biens aussi simples que des masques ou aussi essentiels que certains principes actifs de médicaments, comme le paracétamol. Cette situation est le fruit d’une désindustrialisation massive. En quelques décennies, la part de l’industrie dans le PIB français est passée, selon certaines analyses, de 20% à moins de 10%.

Aujourd’hui, une liste de productions critiques à relocaliser, au moins partiellement sur le sol européen, fait consensus :

  • Les produits de santé : Il est vital de recréer des capacités de production pour les principes actifs des médicaments essentiels (antibiotiques, anesthésiants, anticancéreux) afin de ne plus dépendre à 80% de la Chine et de l’Inde.
  • Les composants électroniques : Les semi-conducteurs (ou puces) sont le cerveau de toute l’économie numérique. Sans eux, pas de voitures, pas de smartphones, pas d’ordinateurs, pas de réseaux de communication. L’Europe, via le « Chips Act », ambitionne de doubler sa part de marché mondiale pour atteindre 20% en 2030.
  • Les technologies de la transition énergétique : Pour ne pas passer de la dépendance au pétrole russe à une dépendance aux batteries et panneaux solaires chinois, il est impératif de maîtriser toute la chaîne de valeur. Des « gigafactories » de batteries voient le jour en France, mais l’enjeu reste immense. Si tous les projets aboutissent, l’UE pourrait assurer près de 25% de la production mondiale de batteries Li-ion en 2030.

Cette liste n’est pas exhaustive. Elle pourrait inclure certains intrants pour l’agriculture ou des produits chimiques de base. L’enjeu n’est pas de tout produire, mais de disposer d’une capacité de production minimale sur le sol européen pour pouvoir monter en puissance en cas de crise et éviter d’être à la merci d’un chantage géopolitique.

Chaque euro public investi doit être fléché en priorité vers ces filières qui conditionnent notre sécurité et notre autonomie future.

À retenir

  • La perte de souveraineté n’est pas un accident mais le fruit d’une guerre économique où le droit et la norme sont des armes.
  • La dépendance critique de la France concerne à la fois des secteurs traditionnels (industrie), futurs (métaux rares, batteries) et immatériels (données, cloud).
  • La seule réponse efficace ne peut être qu’européenne, pour atteindre la masse critique nécessaire face aux blocs américain et chinois.

Relocalisation d’activités stratégiques : comment hiérarchiser l’effort

Affirmer la nécessité de relocaliser est une chose, le faire de manière intelligente et soutenable en est une autre. Les ressources de l’État et des entreprises ne sont pas infinies. Il faut donc hiérarchiser les efforts en fonction du niveau de criticité. Une relocalisation stratégique ne traite pas de la même manière la production de paracétamol et celle de t-shirts. On peut distinguer trois niveaux d’urgence qui doivent guider l’action publique.

Le premier est le niveau de survie. Il concerne les biens dont une rupture d’approvisionnement aurait des conséquences immédiates et catastrophiques sur la santé et la sécurité des citoyens. C’est le cas des principes actifs de médicaments vitaux comme les antibiotiques essentiels ou les anticancéreux, mais aussi de certains produits nécessaires à la purification de l’eau ou à la production alimentaire. Pour ces productions, l’objectif doit être une autonomie quasi-complète, au moins à l’échelle européenne, quel qu’en soit le coût.

Le deuxième est le niveau stratégique. Il regroupe les technologies qui conditionnent notre puissance et notre compétitivité futures : les batteries, les puces électroniques, les technologies de l’hydrogène, ou encore les logiciels de cybersécurité. Ne pas maîtriser ces filières, c’est se condamner à être un simple consommateur des technologies des autres, et donc à subir leur domination. Ici, l’objectif est de développer des champions européens capables de rivaliser sur le marché mondial, grâce à des investissements massifs en R&D et à la commande publique. L’un des leviers est aussi le recyclage, pour lequel le CRMA européen fixe un objectif de 15% d’augmentation des capacités de recyclage pour les matériaux critiques.

Le tableau suivant synthétise cette hiérarchie :

Niveaux de criticité des relocalisations stratégiques
Niveau Type de production Exemples Urgence
Niveau Survie Principes actifs vitaux Paracétamol, antibiotiques essentiels Critique
Niveau Stratégique Technologies souveraines Batteries, puces électroniques Haute
Niveau d’Influence Balance commerciale Biens de consommation Modérée

Le troisième niveau, celui de l’influence, concerne les biens de grande consommation. Leur relocalisation est souhaitable pour rééquilibrer notre balance commerciale et recréer des emplois, mais elle n’a pas le même caractère d’urgence vitale. Pour ces produits, des incitations et un « patriotisme économique » des consommateurs peuvent jouer un rôle important, mais une intervention massive de l’État n’est pas prioritaire.

Pour agir efficacement, cette hiérarchie est fondamentale. Il est essentiel de maîtriser ces différents niveaux de criticité pour allouer les ressources là où elles sont indispensables.

Penser la relocalisation, c’est donc d’abord penser stratégiquement, en distinguant l’essentiel de l’accessoire. C’est à cette condition que la France et l’Europe pourront regagner le contrôle de leur destin économique.

Rédigé par Julien Lambert, Julien Lambert est un ancien diplomate et consultant en affaires européennes, avec plus de 20 ans d'expérience dans les institutions à Bruxelles et à l'international. Il est un ardent défenseur d'une vision de la souveraineté européenne au service du progrès social et écologique.