Illustration symbolique montrant la construction collective d'une Europe unie et souveraine par une alliance de forces progressistes, avec des éléments visuels évoquant la solidarité, la justice sociale et l'intégration européenne.
Publié le 22 juillet 2025

Face à la mondialisation, la reconquête d’une souveraineté réelle pour la gauche ne passe pas par un repli national illusoire, mais par la construction d’une puissance publique à l’échelle continentale.

  • L’échelle nationale est devenue inopérante pour réguler les géants du numérique, l’évasion fiscale ou mener la transition écologique.
  • Loin d’être monolithique, l’Union européenne a déjà agi comme une puissance (Airbus, plan de relance) et protège le modèle social le plus généreux au monde.

Recommandation : Cesser de voir l’Europe comme un carcan néolibéral et s’engager dans le combat pour en faire une véritable souveraineté démocratique, sociale et écologique.

Le débat à gauche est souvent traversé par une critique virulente de l’Union européenne, perçue comme une machine à broyer les acquis sociaux et un agent du néolibéralisme. Pour beaucoup, la conclusion semble évidente : pour retrouver une marge de manœuvre politique, il faudrait sortir des traités, voire de l’Union. Cet argumentaire, bien que compréhensible au vu des politiques menées, repose sur un postulat erroné : celui de la pertinence de l’État-nation comme échelon de souveraineté au 21e siècle. Face à des multinationales plus puissantes que des États, une crise climatique qui ignore les frontières et des empires stratégiques comme la Chine et les États-Unis, le souverainisme national est une impasse nostalgique.

La véritable question n’est plus « pour ou contre l’Europe ? », mais « quelle Europe voulons-nous ? ». La thèse défendue ici est que l’Europe n’est pas l’obstacle à une politique de gauche, mais au contraire le seul levier pertinent pour la mettre en œuvre. Il s’agit de changer d’échelle. La souveraineté ne se perd pas à Bruxelles, elle peut s’y reconquérir, à condition de mener le combat pour une Europe-puissance, capable de peser dans le rapport de force mondial. Cet article se propose de déconstruire les mythes qui paralysent la gauche et d’esquisser les contours d’une souveraineté européenne de combat, à la fois démocratique, sociale et écologique.

Pour ceux qui préfèrent un format condensé, la vidéo ci-dessous explore les dynamiques de puissance entre l’Europe et les États-Unis, offrant un contexte pertinent à notre réflexion sur la souveraineté continentale.

Cet article explorera les raisons pour lesquelles la souveraineté nationale est aujourd’hui un leurre, les moments où l’Europe a su démontrer sa force, et les pistes concrètes pour bâtir cette puissance publique continentale que nous appelons de nos vœux.

Pourquoi la France seule ne peut rien contre Google ou l’évasion fiscale : l’argument massue pour la souveraineté européenne

L’illusion de la souveraineté nationale se heurte de plein fouet au mur de la réalité économique et numérique. Un État seul, même une puissance comme la France, ne pèse que très peu face à des entités comme Google, Amazon ou Meta. Ces géants du numérique, par des stratégies d’optimisation fiscale sophistiquées, échappent massivement à l’impôt là où ils créent de la valeur, privant les budgets nationaux de ressources vitales pour les services publics. La tentative française d’instaurer une taxe sur les services numériques, bien que louable, a montré ses limites. Comme le démontre une analyse du Sénat, une telle taxe est facilement contournée et ne peut être efficace que si elle est établie sur une assiette fiscale commune et consolidée au niveau européen. C’est l’échelle continentale qui donne le poids nécessaire pour imposer des règles.

Le même constat s’applique à la régulation. La puissance normative de l’Europe, souvent critiquée pour sa complexité, est en réalité notre meilleur atout. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) est devenu un standard mondial, forçant les GAFAM à s’adapter. Seule l’Union européenne, avec son marché de 450 millions de consommateurs, peut établir un rapport de force crédible. La dépendance numérique a un coût exorbitant ; un rapport récent estime que la domination des GAFAM coûte plus de 100 milliards d’euros par an à l’Europe. Face à de tels enjeux, la souveraineté ne peut être que continentale. Croire qu’un retour aux frontières nationales nous redonnerait du pouvoir sur ces acteurs est une dangereuse chimère.

Airbus, vaccins, plan de relance : quand l’Europe se réveille et agit comme une puissance

Critiquer l’Union européenne pour ses lenteurs et ses compromis est aisé, mais il faut aussi savoir reconnaître les moments où elle a démontré une capacité d’action collective sans équivalent. Le cas d’Airbus est emblématique. Sans une coopération européenne poussée, jamais un concurrent crédible à Boeing n’aurait vu le jour. Mais Airbus est plus qu’un succès industriel ; comme le souligne le syndicat FO Métaux, c’est aussi « un espace européen de dialogue social et d’institutions ouvrières au niveau supranational », la preuve qu’une Europe industrielle peut aussi être une Europe sociale.

Illustration représentant un dialogue entre ouvriers européens dans un site industriel Airbus avec des symboles de coopération et de technologie de pointe.

Plus récemment, la pandémie de Covid-19 a agi comme un électrochoc. Malgré des débuts chaotiques, la stratégie d’achat groupé de vaccins a permis une distribution équitable entre les États membres, évitant une compétition mortifère. Surtout, la crise a fait sauter le tabou de la dette commune avec le plan de relance « NextGenerationEU ». Pour la première fois, l’UE a emprunté en son nom propre pour financer un plan massif, fléchant au moins 37% des fonds vers la transition écologique. Bien que l’on puisse critiquer certains arbitrages, cet acte politique marque une avancée fédérale majeure. Il prouve que lorsque l’urgence le commande, l’Europe peut se comporter comme une véritable puissance publique, capable d’investir et d’orienter l’économie. La crise a révélé la nécessité d’une souveraineté sanitaire, beaucoup appelant à la création d’un pôle pharmaceutique public européen pour sécuriser nos approvisionnements.

« L’Europe ultralibérale » : le mythe qui arrange bien les gouvernements nationaux

L’étiquette « ultralibérale » collée à l’Union européenne est une simplification qui sert souvent de prétexte aux gouvernements nationaux pour justifier leurs propres politiques ou leur inaction. La réalité est bien plus nuancée. D’abord, rappelons un fait simple : l’Europe possède le modèle social le plus protecteur au monde. Selon un rapport de la Fondapol, l’Union européenne représente environ 50% de la totalité des dépenses sociales mondiales, alors que sa population ne constitue qu’une fraction de la population mondiale. Ce modèle est certes sous pression, mais l’accuser d’être « ultralibéral » est une contre-vérité historique.

Le véritable problème réside souvent dans le rôle du Conseil de l’Union européenne, où siègent les gouvernements nationaux. Ce sont eux qui, bien souvent, freinent les avancées sociales ou environnementales les plus ambitieuses proposées par la Commission ou le Parlement. Comme le résume l’intellectuel Gaspard Koenig, « le problème est moins l’Europe ultralibérale que le recours des gouvernements à Bruxelles comme bouc émissaire pour justifier des politiques impopulaires. »

La directive sur le devoir de vigilance : une avancée européenne sabotée par les États

Le projet de directive européenne visant à imposer aux grandes entreprises un devoir de vigilance sur les droits humains et l’environnement dans leurs chaînes de valeur est un exemple parfait. Ce texte, potentiellement révolutionnaire et porté par le Parlement, a été considérablement affaibli et retardé au Conseil par le lobbying de certains États membres, dont la France et l’Allemagne, soucieux de protéger leurs industries. Cela montre que l’impulsion progressiste peut venir de l’échelon européen, mais qu’elle se heurte encore à la défense d’intérêts nationaux court-termistes.

Le combat de la gauche n’est donc pas tant contre une « bureaucratie de Bruxelles » fantasmée que contre les gouvernements de droite ou sociaux-libéraux qui, au sein même des institutions européennes, bloquent la construction d’une Europe plus sociale.

Comment l’Europe peut-elle utiliser sa puissance commerciale pour imposer des normes sociales et écologiques au reste du monde ?

La plus grande force de l’Europe, et son arme la plus sous-estimée, est son marché unique. En tant que premier bloc commercial du monde, l’UE a le pouvoir d’imposer ses règles à quiconque souhaite vendre ses produits à ses 450 millions de consommateurs. C’est ce qu’on appelle « l’effet Bruxelles » : les entreprises du monde entier adoptent les normes européennes (sur la sécurité, l’environnement, la confidentialité) pour accéder à son marché, faisant de facto de ces normes des standards mondiaux. Pour une gauche souverainiste, c’est un levier de puissance phénoménal pour défendre notre modèle et exporter nos valeurs.

Illustration montrant un port de commerce européen avec des containers marqués de symboles sociaux et écologiques, représentant l'application des normes européennes aux importations.

L’outil le plus prometteur pour transformer cette puissance commerciale en levier de justice sociale et écologique est le principe des « mesures-miroirs ». L’idée est simple : exiger que les produits importés dans l’Union européenne respectent les mêmes normes de production (sociales, sanitaires, environnementales) que celles imposées à nos propres agriculteurs et industriels. Fini le dumping environnemental et social. Cela permet de garantir une concurrence équitable tout en poussant le reste du monde vers le haut. Des clauses miroirs ont déjà commencé à être mises en œuvre pour lutter contre la déforestation importée ou l’usage de certains pesticides interdits en Europe. Il faut généraliser cette approche à tous les accords commerciaux, en les conditionnant au respect des conventions de l’OIT et de l’Accord de Paris sur le climat.

Parlement renforcé, référendum d’initiative citoyenne européen : les pistes pour rendre l’Europe enfin démocratique

L’une des critiques les plus fondées adressées à l’UE est son « déficit démocratique ». Le processus décisionnel est souvent perçu comme opaque et distant. Renforcer la souveraineté européenne de gauche implique donc de la rendre plus démocratique et de rapprocher les institutions des citoyens. Plusieurs pistes concrètes existent pour transformer l’UE en une véritable démocratie continentale. La première est le renforcement du Parlement européen, la seule institution directement élue par les citoyens. Il devrait obtenir le droit d’initiative législative, aujourd’hui quasi-monopole de la Commission, et son pouvoir de contrôle sur l’exécutif européen doit être accru.

Une autre réforme cruciale serait la création d’un véritable référendum d’initiative citoyenne (RIC) européen. L’initiative citoyenne existante permet de proposer une loi à la Commission, mais celle-ci n’est pas tenue de la suivre. Un RIC contraignant, déclenché par la collecte d’un nombre significatif de signatures à travers l’Union, permettrait de redonner le pouvoir aux peuples sur les grandes orientations. Enfin, la démocratie européenne ne peut exister sans un espace public partagé. Comme le souligne un expert, « sans un espace public commun et des médias européens de qualité, la démocratie européenne restera un rêve inachevé ». Soutenir le développement de médias paneuropéens est indispensable pour forger une opinion publique continentale et permettre un vrai débat démocratique au-delà des frontières.

La guerre des métaux rares a commencé : comment la Chine nous tient par les batteries et les puces électroniques

La souveraineté du 21e siècle ne se joue pas seulement sur les plans militaire ou économique classique, mais aussi sur le contrôle des chaînes d’approvisionnement stratégiques. La transition écologique et la révolution numérique nous rendent extrêmement dépendants de matériaux que nous ne produisons pas : les métaux rares et critiques, indispensables pour les batteries, les puces électroniques, les éoliennes ou les panneaux solaires. Or, la Chine a une position quasi-hégémonique sur le raffinage et la transformation de ces métaux, lui donnant un pouvoir de pression considérable. Sortir de cette dépendance est un enjeu de souveraineté majeur.

Cette vulnérabilité s’étend au secteur de la santé. Une analyse récente a révélé qu’entre 60 à 80% des principes actifs pharmaceutiques sont fabriqués en Chine et en Inde, une dépendance qui s’est avérée critique durant la pandémie. Face à cela, l’échelle nationale est impuissante. Seule une stratégie européenne coordonnée peut permettre de relocaliser des productions stratégiques, de sécuriser nos approvisionnements et d’investir massivement dans des alternatives. L’économie circulaire, en particulier, doit devenir une arme stratégique pour récupérer et recycler les métaux critiques présents dans nos déchets électroniques.

Plan d’action pour la souveraineté européenne sur les matières critiques

  1. Développer et imposer un droit à la réparabilité étendu pour tous les produits électroniques afin de prolonger la durée de vie des batteries et des composants, réduisant ainsi le besoin en nouvelles matières premières.
  2. Créer une centrale d’achat publique européenne pour mutualiser les achats de métaux rares sur le marché mondial, afin de négocier de meilleurs prix et de diversifier les sources d’approvisionnement hors de la Chine.
  3. Lancer un plan d’investissement massif dans l’économie circulaire à l’échelle de l’UE, en finançant des « gigafactories » du recyclage pour extraire et réutiliser les métaux critiques des batteries et des déchets électroniques.
  4. Inventorier les capacités de production pharmaceutique existantes en Europe pour identifier les maillons faibles et financer la relocalisation de la fabrication des principes actifs essentiels.
  5. Confronter cette stratégie de souveraineté aux valeurs écologiques de l’UE en s’assurant que toute nouvelle exploitation minière en Europe respecte les normes environnementales les plus strictes.

Faut-il fermer les frontières ou changer le monde ? Le dilemme de la gauche face à la mondialisation

La question migratoire est un point de crispation majeur pour la gauche, souvent tiraillée entre ses valeurs humanistes d’accueil et la crainte d’un « dumping social » qui pèserait sur les travailleurs. Le repli nationaliste propose une réponse simpliste : la fermeture des frontières. Mais cette vision, en plus d’être moralement discutable, est inefficace et ignore les causes profondes des migrations (guerres, misère, changement climatique). Une souveraineté européenne de gauche ne peut se construire sur des murs ; elle doit au contraire porter un projet de transformation du monde et organiser un accueil digne et solidaire à l’échelle du continent.

Plutôt que de subir les arrivées dans le chaos, l’Europe doit organiser des voies de migration légales et sécurisées. Elle doit aussi assumer une solidarité interne. Le règlement de Dublin, qui fait peser toute la charge de l’accueil sur les pays d’arrivée, est un échec. Une proposition de mécanisme européen de répartition solidaire, basé sur des critères objectifs, est sur la table et doit être défendue. Il s’agit de remplacer la logique de la défiance par celle de la responsabilité partagée. Par ailleurs, la meilleure façon de lutter contre le dumping social n’est pas de rejeter les migrants, mais de protéger les droits de tous les travailleurs, y compris les sans-papiers, pour éviter leur surexploitation par des employeurs peu scrupuleux. La mise en place d’une carte européenne de séjour et de travail pour tous les résidents serait un pas vers l’égalité des droits.

À retenir

  • La souveraineté réelle au 21e siècle se joue à l’échelle continentale, pas nationale.
  • L’Europe, malgré ses défauts, est le seul levier capable d’imposer un rapport de force face aux géants du numérique et aux défis mondiaux.
  • Le combat pour la gauche n’est pas de sortir de l’UE, mais de la transformer en une puissance démocratique, sociale et écologique.

Assurer la souveraineté économique

La construction d’une souveraineté européenne de gauche repose en dernière analyse sur notre capacité à reprendre le contrôle de notre destin économique. Cela signifie rompre avec le dogme de l’austérité budgétaire et réaffirmer la primauté du politique sur le marché. Une étape fondamentale est la maîtrise collective de l’investissement et de la dette. Le plan de relance post-Covid a ouvert une brèche : il faut la transformer en un mécanisme permanent, un budget fédéral d’investissement financé par l’emprunt commun et des impôts européens propres (taxe sur les transactions financières, impôt sur les multinationales).

Cette puissance d’investissement public doit être dirigée vers les deux grandes priorités de notre temps : la bifurcation écologique et la réduction des inégalités sociales. Cela passe par un grand plan de rénovation thermique des bâtiments, le développement des transports publics et du fret ferroviaire, et la relocalisation de nos industries stratégiques dans le cadre d’une planification écologique continentale. Assurer la souveraineté économique, c’est aussi protéger nos services publics des logiques de privatisation et de mise en concurrence. Une récente directive européenne visant à protéger explicitement les secteurs de la santé, de l’éducation, du logement et de l’eau des règles du marché est un pas dans la bonne direction qu’il faut consolider. C’est la preuve que l’Europe peut aussi être un bouclier.

Le combat pour une Europe souveraine et de gauche est le grand défi de notre génération. Il demande de dépasser les réflexes nationalistes pour construire une puissance publique à l’échelle pertinente, capable de défendre notre modèle social et de mener la transition écologique.

Rédigé par Julien Lambert, Julien Lambert est un ancien diplomate et consultant en affaires européennes, avec plus de 20 ans d'expérience dans les institutions à Bruxelles et à l'international. Il est un ardent défenseur d'une vision de la souveraineté européenne au service du progrès social et écologique.